L'appel est-il un droit fondamental ?
- paul morris
- il y a 6 jours
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Le projet de décret « Rivage » prévoit de relever le seuil à partir duquel on peut faire appel. Derrière ce rehaussement du taux de ressort, de 5 000 à 10 000 euros, il s’agit de décider qui aura encore droit à un second examen de son affaire.
Les litiges portant sur des sommes élevées continueront d’accéder à la cour d’appel. Pour les autres, dont l’enjeu peut représenter des mois de revenus ou d’économies (et tout de même plus de 15 fois le RSA mensuel…), la décision du premier juge deviendrait définitive. Pas de seconde chance.
On parle de « petits » litiges pour des affaires qui touchent le nécessaire, le quotidien. Rien n’y est pourtant simple juridiquement, ni secondaire humainement.
Ce premier hors-série vise à présenter de façon pédagogique et didactique les conséquences de la mise en place de ce nouveau projet de réforme.
Vous pourrez lire l'intégralité de ce numéro en cliquant sur ce lien.
EDITORIAL
RIVAGE, nouveau symptôme d’une Justice civile qui, ayant abandonné sa quête de
sens, cherche continuellement à rendre moins de décisions
Parmi les fonctions régaliennes de l’Etat, la Justice est celle qui a toujours été sous-
dotée budgétairement. Les comparaisons faites avec nos voisins européens le
confirment et démontrent qu’il n’a toujours pas été remédié à cette situation.
Habituée à faire avec des moyens insuffisants, on peut dire que globalement la
Justice y parvenait tant bien que mal, jusqu’à une époque récente.
La perméabilité croissante de nos gouvernements successifs aux demandes
sécuritaires de l’opinion publique les a amené à modifier profondément la politique
pénale de notre pays.
C’est ainsi que l’accent a été mis sur toujours plus de réponses pénales, de
poursuites, de condamnations avec des peines toujours plus longues…
Ce surcroît continu de pénal et d’exécution de peines à partir des années 2000/2010,
aurait dû s’accompagner d’une augmentation significative et régulière du budget de
la Justice.
Nous savons qu’il n’en est rien et nous voyons disparaître, dans le chaos budgétaire
que connaît notre pays depuis 2024, la tardive et insuffisante tentative de correction
que portait la loi de programmation du 20 novembre 2023.
Pour répondre à la demande, à moyens constants, on a d’une part dégradé la qualité
de la réponse pénale.
Toujours plus d’ordonnances pénales et de CRPC et moins de jugements de
tribunaux correctionnels, des CRPC déferrement avec mandat de dépôt, des cours
criminelles départementales à la place des cours d’assises et demain des cours
criminelles en appel et des CRPC criminelles…
Mais tout cela n’a pu se faire sans d’autre part, en parallèle, réorienter vers le pénal
une partie des moyens que la Justice consacrait jusqu’alors au civil.
Pour tenter de pallier l’embolie que cela engendre, telle une montgolfière en perte
désespérée d’altitude, on s’est mis à jeter par-dessus bord tout ce que l’on pouvait.
Sous couvert de recentrer le juge sur sa mission de nombreuses matières ont été
grandement déjudiciarisées, notamment les changements de régimes matrimoniaux,
les adoptions, les divorces par consentement mutuel, les tutelles, les saisies des
rémunérations…
D’autres ont été simplifiées, avec pour effet la moindre intervention du juge comme la
suppression de la tentative de conciliation dans les divorces judiciaires.
Il avait même été imaginé de confier aux organismes débiteurs des prestations
familiales, la modification du montant d’une contribution à l’entretien et à l’éducation
des enfants, avant que le conseil constitutionnel ne s’y oppose en mars 2019.
Puis on a entamé, sous couvert de création expérimentale des tribunaux affaires
économiques, un transfert important d’une partie du contentieux des tribunaux
judiciaires vers les bien moins coûteux tribunaux de commerce rebaptisés pour
l’occasion.
Un autre transfert de charge a été dernièrement opéré, ainsi depuis le 1 er septembre
2025, on demande aux avocats de faire une partie importante des tâches du juge ou
le conseiller de la mise en état.
Par ailleurs, des lois ont été changées avec pour effet recherché, ou induit, une
réduction du contentieux, telle la réduction de 30 à 5 ans de la prescription civile.
Idem pour la limitation à 1 an du délai de contestation du licenciement qui couplée à
l’adoption des barèmes Macron a asséché une partie du contentieux prud’homal et a
réduit, par voie de conséquence, le nombre de saisine des chambres sociales des
cours d’appel.
Pour réduire le nombre d’appel on a rendu l’exécution provisoire de droit en totale
contradiction avec le constat fait par les Etats généraux de la Justice en 2022 d’une
« crise majeure de la première instance » et d’«une qualité amoindrie des jugements
en première instance entraînant une saturation des cours d’appel ».
Par ailleurs, sous couvert de sa promotion, l’amiable a été instrumentalisé pour
retarder le moment où le juge sera saisi et pour lui éviter, si possible, de rendre une
décision.
Ainsi on a imposé une médiation/conciliation dans de nombreux litiges avant de
pouvoir saisir le juge, pour l’instant jusqu’à 5000 € et demain 10.000 €.
On vient de rendre obligatoire le recours à la médiation de la consommation avant de
lancer un contentieux aérien en interdisant de surcroît qu’une assignation puisse être
délivrée au nom de plusieurs justiciables.
Et comble de l’incongruité, on vient même de donner au juge un pouvoir de
coercition en matière d’amiable.
Et comme si tout cela ne suffisait pas depuis une quinzaine d'années, les réformes
de la procédure d’appel s’empilent, avec toujours plus de complexité, de chausse-
trappes, de délais couperets, d’inutiles mentions obligatoires, des caducités, etc…
Tout cela absorbe une part de plus en plus importante de l’activité des cours qui, au
lieu de rendre des décisions sur le fond, multiplient les décisions qui vont pulvériser
les dossiers ou les mettre sur des voies de garage.
Et pendant ce temps… les appels ne sont pas jugés et s’accumulent.
Cela débouche alors sur une nouvelle réforme qui va paralyser encore un peu plus la
machine dans l’attente de la suivante qui la déglinguera un petit peu plus à son tour,
jusqu’à ce que la suivante en rajoute une couche…
Manifestement cela a dû être considéré comme insuffisant puisqu’on en vient à
imaginer interdire l’appel dans certaines matières ou à le soumettre à une
autorisation du premier président ;
Celui-ci serait par ailleurs chargé de filtrer les appels manifestement irrecevables
puis ceux qui seraient manifestement infondés.
Ainsi va la vie toujours plus kafkaïenne du code de procédure civile.
Le décret Rivage et ceux qui suivront s’inscrivent dans cette absurde logique qui veut
que tout soit fait pour que baisse le nombre de décisions que la Justice civile a à
rendre.
Être repoussé toujours plus loin des tribunaux et des cours n’a pour le justiciable
aucun sens.
Il en va de même des avocats qui voient, années après années et réformes après
réformes, l’Etat renoncer à améliorer la réponse de Justice civile et qui, avec
beaucoup d’application, fait tout pour la dégrader.
Enfin, est-ce que cela pourrait avoir un sens pour les magistrats ?
On peut légitimement en douter et on peut penser que leur constat actuel n’est pas
différent de celui qu’il faisait le 23 novembre 2021 quand ils lançaient l’appel des
3000.
Leurs propos étaient particulièrement explicites :
« Aujourd’hui, nous témoignons car nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute
pas, qui raisonne uniquement en chiffres, qui chronomètre tout et comptabilise tout.
Nous, magistrats, faisons le même constat que les justiciables. »
Ils soulignaient « L’importante discordance entre notre volonté de rendre une justice
de qualité et la réalité de notre quotidien fait perdre le sens à notre métier et crée une
grande souffrance. »
A l’époque, en réponse à cet appel qui intervenait dans des circonstances
particulièrement dramatiques, les premiers présidents et les procureurs généraux
affirmaient que « l’institution n’est plus en capacité de supporter l’insécurité juridique
et les réorganisations qu’elle subit depuis plusieurs années »
Ils ajoutaient « il nous paraît donc indispensable en premier lieu, de façon urgente et
prioritaire, de faire des pauses dans les réformes, tant en matière civile que
pénale… »
Depuis les réformes n’ont jamais cessé, au contraire, et on ne peut que douter que
l’institution judiciaire soit aujourd’hui plus qu’hier, en capacité de supporter et
d’absorber la kyrielle de réformes qu’elle vient de subir et celles qu’on lui annonce.
En toute logique, la pause demandée n’ayant jamais eu lieu, les premiers présidents
et les procureurs généraux devraient, dans l’intérêt du justiciable, de la Justice et des
femmes et des hommes qui la servent au quotidien, avec les avocats, dire à
Monsieur Darmanin :
STOP
Bruno Blanquer,
Ancien Bâtonnier et ancien Président de la Conférence des Bâtonniers ;
Avocat au barreau de Narbonne


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