LIBERTÉ RELIGIEUSE ET LAÏCITÉ EN FRANCE
- paul morris
- il y a 4 jours
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Dernière mise à jour : il y a 2 jours
À l’occasion du cent-vingtième anniversaire de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, La Gazette des droits fondamentaux consacre un numéro spécial à l’étude des tensions, évolutions et permanences qui caractérisent aujourd’hui le régime français de laïcité et la protection de la liberté religieuse.
Ce numéro réunit des analyses doctrinales, des études de jurisprudence et des perspectives comparées permettant de saisir l’évolution contemporaine du cadre juridique issu de la loi de 1905. Les contributions mettent en lumière les transformations affectant l’articulation entre neutralité de l’État, pluralisme religieux et protection des droits fondamentaux, dans un contexte marqué par des évolutions législatives significatives et une intensification du contrôle juridictionnel.
Au fil des articles, les auteurs explorent notamment les enjeux liés à la liberté de conscience, au régime juridique des cultes, à la neutralité des services publics, aux pratiques religieuses dans l’espace public, ainsi qu’aux nouveaux contentieux nés de la confrontation entre exigences de sécurité, cohésion sociale et respect des droits fondamentaux. Ce numéro offre ainsi un panorama d’ensemble des principaux débats contemporains relatifs à la laïcité, en combinant approche historique, réflexion théorique et étude des pratiques institutionnelles.
Vous pourrez retrouver notre numéro ici.
EDITO
« Notre loi est une loi de liberté, qui fait honneur à une assemblée républicaine ».
Prononcés en 1905 à la tribune de l’Assemblée nationale, ces mots d’Aristide Briand sonnent sans doute curieusement aux oreilles contemporaines.
Mais ce prisme médiatique et politique est faussé. Pire, il livre une image foncièrement erronée de cette loi éminemment républicaine. Sans doute est-ce lié au fait que celles et ceux qui la convoquent dans la sphère publique – souvent à grands cris péremptoires – n’ont sans doute jamais vraiment pris la peine de la lire.
D’où l’importance, à l’heure où nous célébrons ses 120 ans, de se rafraichir la mémoire. Et d’en revenir à la lettre pour mieux comprendre l’esprit de la loi du 9 décembre 1905.
Ainsi, à son frontispice, c’est un principe de liberté qui a été gravé : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public » (Art. 1er). Puis surgit une autre célèbre formule, selon laquelle « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte […] » (Art. 2).
Il apparaît donc que le législateur a prioritairement entendu protéger la liberté de conscience et de religion avant, ensuite, d’imposer des contraintes aux seules autorités publiques. Dont, en particulier, l’obligation de rester neutre à l’égard des religions.
De fait, c’est résolument cette base libérale qui constitue le creuset du principe juridique de « laïcité », même si ce mot ne figurait pas formellement dans le texte initial de 1905.
A l’aune de cet héritage législatif, le Conseil d’Etat a donc pu retenir, au fil des décennies et des contentieux, que « la laïcité française doit […] se décliner en trois principes : ceux de neutralité de l’État, de liberté religieuse et de respect du pluralisme »[1].
En somme, historiquement et conceptuellement, le principe juridique de laïcité s’impose surtout à chaque collectivité publique mais aussi à tout ce qui incarne celle-ci : Ses agents, ses bâtiments ou encore, plus largement, toutes les personnes qui participent directement à l’exécution du service public.
Certes, la laïcité n’est pas non plus dénuée de contingences pour les citoyens et administrés. Ainsi, comme l’a jugé le Conseil constitutionnel dès 2004, ce principe interdit « à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers »[2]. Autrement dit, l’autorité publique ne peut dévier du principe de neutralité religieuse sous la pression de ceux qui souhaiteraient se soustraire au droit commun. Il en va de l’intérêt de tous et de la liberté de chacun, en particulier contre les intégrismes religieux.
C’est précisément pour cette raison que la Cour européenne des droits de l’homme n’a eu aucun mal à entériner les restrictions aux droits et libertés pratiquées par la France au nom du principe de laïcité. Mieux, elle retient que « la sauvegarde du principe de laïcité constitue un objectif conforme aux valeurs sous-jacentes de la Convention »[3], parmi lesquels figurent la tolérance, l’ouverture, la non-discrimination et la liberté de conscience.
Mais alors, pour reprendre les mots du doyen Rivero, pourquoi la « laïcité » sent-elle aujourd’hui encore « la poudre » ?
Sans nul doute car elle est fréquemment dévoyée et instrumentalisée au service de combats idéologiques qui lui sont étrangers, voire parfois radicalement hostiles.
Il en est ainsi de l’invocation de la laïcité pour restreindre les manifestations de certaines religions spécifiquement ciblées. En guise de récente et édifiante illustration, tel est le cas d’un récent rapport d’un groupe de travail de 29 sénateurs « Les Républicains (LR) » qui se prévaut notamment de la laïcité pour, entre autres mesures, cibler exclusivement les signes et pratiques – à savoir « le voile » et « le jeûne » – d’une religion en particulier[4]. Au mépris des préceptes d’égalité et de liberté républicaines, lesquels sont au cœur de la laïcité.
En miroir inversé, tout aussi significatives sont les réticences croissantes, voire la franche hostilité, qui surgit dans certaines collectivités lorsqu’il s’agit de garantir le principe de neutralité religieuse en matière de croix[5] ou encore de crèches de Noël[6]. Il est d’ailleurs frappant de constater que ceux qui s’opposent ainsi aux exigences de la laïcité, au nom d’une religion, sont bien souvent les mêmes qui s’en prévalent pour s’opposer à une autre religion.
Ces différentes tensions sont indissociablement liées. Surtout, elles menacent gravement les objectifs qui gouvernent le principe de laïcité, à savoir prioritairement la paix sociale et la liberté de chacun.
Dans ce contexte, il est urgent de réagir, sauf à risque de voir l’héritage républicain de la loi de 1905 s’effondrer sous les coups de boutoir de ses adversaires. D’où qu’ils viennent.
D’abord, il serait temps pour le législateur et les gouvernements successifs de renoncer à vouloir étendre artificiellement le principe juridique de laïcité bien au-delà des seuls rivages de la neutralité religieuse imposée à l’autorité publique. Car ériger la laïcité en bannière de toutes les initiatives politiques ne peut que dissoudre sa cohérence et l’affaiblir, jusqu’à menacer sa survie même.
Ensuite, et corrélativement, il est indispensable de faire cesser les instrumentalisations et confiscations politiques du principe de laïcité qui, bien trop souvent, donnent le sentiment qu’il serait oppressif envers certaines fractions de la communauté nationale.
Alors que la laïcité constitue, tout au contraire, un impératif cardinal et fédérateur de liberté républicaine.
Nicolas Hervieu
Professeur affilié à l’Ecole de droit de Sciences Po
[1] Conseil d’Etat, Un siècle de laïcité, Rapport public pour 2004, p. 270.
[2] Cons. constit. Décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, § 18
[3] Cour EDH, 26 février 2016, Ebrahimian c. France, n° 64846/11, § 53
[4] « Rapport sénatorial sur l’islamisme : plusieurs propositions seraient contraires à la Constitution, selon les juristes », Le Monde, 27 novembre 2025
[5] Tribunal administratif de Bastia, 10 octobre 2025, n° 2300438.
[6] Conseil d’Etat, 6 juin 2025, n° 500.273 ; Tribunal administratif de Nîmes, 19 septembre 2025, n° 2400225; Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, 4 novembre 2025, n° 2404388.


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